14.10.25
Je lis beaucoup en ce moment. Très différemment de la manière dont je lisais, adolescente ; c’est à dire que j’ose abandonner les livres. Arrêter l’anthropomorphisation de la littérature et de son objet m’a aidé dans mes relations sociales. Là où j’avais besoin de calme, de solitude pour découvrir un livre, comme l’on découvre un corps, siège maintenant l’envie de faire passer le désir avant le moment idéal. Je n’ai plus besoin de lampe-torche pour lire sous ma couette, je n’ai plus besoin de me cacher ; j’ai perdu un peu de ma pudeur. Et avec celle de la lecture, un peu de celle de mon cœur.
En parlant avec un ami l’autre jour, une phrase de mon père m’est revenue. Ou plutôt une interjection. Ce que l’on appelle « gros mots » était banni à la maison. Pas de putain à la maison. Si un « fait chier ! » m’échappait, c’étaient les deux même mots qui revenaient : « Ton langage ! ». Ton langage. Le mien, donc. C’est presque une prophétie – enfin, si l’on croit aux symboles, au destin. Je ne crois en rien. Ce n’est pas très pratique, puisque cela signifie s’en remettre aux hommes en l’absence de prière. Mon langage a toujours été une obsession ; la peur du mauvais mot, d’être mal interprétée, mal lue, mal comprise. La peur d’être tue, de passer pour une hystéro, une mal-baisée, une incapable. Ce sont des questionnements de Femme. J’en reviens toujours à ça : aux questions de Femmes. Puisque nous mangeons, écrivons, respirons différemment (le ventre rentré, même seule, la plupart du temps), puisque nous avons des peurs si communes que nous ne les nommons même plus. Nous avons ouvert les yeux et ne sommes plus capables de faire confiance ; même les plus optimistes autour de moi n’y arrivent qu’au prix d’efforts sans cesse renouvelés. J’écris des lettres aux hommes que j’aime, même si cela ne dure pas. La dernière finissait par « j’aurai aimé connaître ta tendresse ». Je n’ai pas trouvé de phrases plus courtes qui disaient autant, pas encore. Je cherche. Même quand je leur écris des lettres qu’ils ne recevront jamais, je ne sais pas faire autrement que raccourcir mes phrases, qu’aller à l’essentiel. Même dans mon intimité, je les ennuie. Ils m’ennuient aussi. Ils ne s’intéressent pas : c’est à dire qu’ils mettent des points là où nous mettons des points d’interrogations. Je voudrais les aimer comme avant de les connaître, ma misandrie m’emmerde autant qu’eux. Parfois, je leur en veux de me faire préférer ma solitude à leur présence. C’est con – c’est comme ça. Je ne tolère aucune incartade à ma tranquillité. Je pense à *La Vie matérielle* de Duras, qui a changé ma vie, dont j’avais à 13 ans souligné les mots suivants : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela ce n'est pas possible, on ne peut pas les supporter. » Je me dis qu’à 13 ans, tout était déjà là. L’obsession du langage, ma jalousie des hommes : leur caractère qu’on leur pardonne, devant lequel on se couche, et quand, lasses de se coucher, nous nous révoltons, la fatigue qui accompagne la colère. Si je n’avais pas tant feint le pardon, je serais six pieds sous terre. Comme beaucoup, un homme a voulu me tuer. Se tuer. Ce qui est, dans ce contexte, deux manières de parvenir à une même annihilation sociale et intime : la mienne. Il m’a fallu répéter « oui, d’accord, pardon, excuse-moi » assez de fois pour en être écœurée et ensuite, prendre la fuite. Aujourd’hui, je dois supporter l’incompréhension de ces violences de la part des hommes. « Elles n’ont qu’à partir ». Oui, c’est ça. Elles n’ont qu’à partir. Oui, d’accord, tu as raison, elle aurait dû fuir. Oui, ok, pardon, pardon d’avoir peur. Non, tu n’es pas comme lui, excuse-moi. Oui, je fais les questions, les réponses, je t’admire, je suis sans ego, sans peur mais un peu fragile, pour toi. Oui, d’accord, si tu veux, restons-en là, allons plus loin, je suis d’accord avec tout, je suis fatiguée, au revoir, je n’ai plus envie, lâche-moi, oui, bloque-moi, ça t’aidera. Tout ce que je n’arrive pas à leur pardonner est leur manque d’exigence envers eux-mêmes. L’absence de place pour les autres. Je n’arrive à me ressourcer qu’auprès des femmes ; mon cœur reste bêtement hétérosexuel. Je fais avec mes désirs ; si j’étais un homme, je serais sûrement un incel.
J’écris depuis trois jours pour un appel à texte ; je n’arrive pas à avancer les éditions. Je suis trop monomaniaque : je ne sais pas cumuler les activités. Je ne fais qu’écrire, que dormir, que jouer, que jouir. Je ne parviens qu’au prix d’un sacré effort à travailler et à sociabiliser la même journée ; seule la nuit fait office de reset. L’écriture me fait sauter des douches, et me nourrir de sandwichs et de thé noir. Le café me donne des crises de panique en ce moment – c’est une pause, pour mieux y revenir. Je ne sais plus trop me nourrir, plus trop me laver ; je m’occupe de mon lit et de me brosser les dents, c’est le maximum que je puisse fournir concomitamment à l’écriture. J’oublie mes messages, l’Urssaf, tout me glisse dessus, je ne pense qu’à mes doigts : à les maintenir au chaud, pour ne pas perdre le seul confort dont j’ai besoin ; des doigts aussi rapides que le rythme auquel mes idées, bonnes ou mauvaises, fusent. Je suis dans le salon, tout à fait en dehors du monde – je n’apprécie pas qu’on me parle, je veux que tout passe par l’écrit. De petites bulles qui diraient « tu veux un thé ? » et moi qui n’aurait qu’à cliquer sur « oui ». Une IA enfin utile qui raccourcirait les histoires des autres que je n’arrive pas à écouter en ce moment – qui ne m’intéressent pas. J’ai du thé, des cigarettes. Je me force à écrire dans le salon, la journée, et à sortir, voir le soleil. Je laisse traîner ça dix minutes, et je rentre en courant, pour écrire. Je me lève, je me dors pour me relever, pour écrire. Ce n’est pas une posture, peut-être une excuse, un désir réel, tout ça à la fois. Je voudrais que ce présent s’éternise. Dans mes journaux, je tourne en boucle, j’écris les mêmes choses, chaque semaine. Ma colère – le langage – ma colère – la langue.